Avant la fermeture des frontières, vous étiez en Hongrie pour réaliser The Nightingale, un film avec Elle et Dakota Fanning produit par un studio américain. Puis tout s'est arrêté d'un coup. Pour ce projet, que va-t-il se passer ?
Aucune idée ! Sony, le studio, a investi beaucoup d'argent alors a priori, le tournage va reprendre un jour, mais avec quel casting – j'adore tellement les sœurs Fanning – et au prix de quelles concessions artistiques ? C'est étrange quand tout s'arrête en plein vol. Quand tout devient incertain. Hier, on parlait de dates de sortie de cinéma et demain on ne sait pas quand on rouvrira les salles. C'est passionnant et effrayant de sentir que tout va changer. Moi qui prône ce changement radical depuis tant d'années, j'ai l'impression de m'y être préparée même si j'en ai peur comme tout le monde.
Un tournage, c'est tellement de déplacements inutiles… Un film avec une photo sublime, ça nécessite tant de produits chimiques… Alors, on se rassure en se disant qu'on fait de l'art, mais à quel coût
Les salaires mirobolants d'Hollywood, les tournages pharaoniques, les serveurs hyper-énergivores de Netflix… Comment vos préoccupations sociales et écologiques s'accommodent-elles des excès de l'industrie du film américain ?
Les acteurs payés des millions me choqueront toujours moins que les patrons milliardaires d'entreprises polluantes ! À propos de Netflix, le débat est complexe. D'un côté, on a des serveurs polluants mais de l'autre, on a là un média qui permet à des millions de gens de s'éveiller et de se sensibiliser sur des sujets majeurs. Jamais nous n'avons eu accès à autant de beaux documentaires ! Quant aux tournages, c'est vrai, je me demande jusqu'à quand on va tolérer qu'ils génèrent une telle pollution.
Qu'aimeriez-vous voir changer ?
Un tournage, c'est tellement de déplacements inutiles… Un film avec une photo sublime, ça nécessite tant de produits chimiques… Alors, on se rassure en se disant qu'on fait de l'art, mais à quel coût ? Peut-être qu'il faudrait qu'on produise moins et mieux. À titre personnel, j'aimerais me concentrer davantage sur les sujets qui m'importent. Cesser, du coup, de me lancer corps et âme dans des aventures qui ne me nourrissent pas assez. Et chérir les autres. Telle ma relation avec la maison Cartier, et les projets artistiques passionnants que nous construisons ensemble.
La responsabilité des grandes entreprises dans cette crise est primordiale. Les Science based targets (objectifs fondés sur la science, dans le but de coordonner les actions des entreprises avec des partenaires publics et privés – Onu et ONG– pour développer des initiatives réduisant le bilan carbone, ndlr) encouragent les plus grandes d'entre elles à s'engager à réduire leurs émissions de gaz à effets de serre dans le respect des accords de Paris. Aujourd'hui, plus de huit cents entreprises parmi les plus polluantes sont lancées dans ce processus. Ces entreprises sont obligées de repenser leur modèle. Tout comme le cinéma. Les choses bougent, et dans le bon sens pour une fois.
Vous vous définiriez comme une actrice et réalisatrice frénétique ?
Mon métier me passionne et me rend heureuse, mais il me consume au point que j'en perds le sommeil. J'ai la chance d'emmener ma famille sur les plateaux, mais je me prive de mes amis et de mon jardin. Je renonce à des lectures et à des réflexions. Par cette frénésie pas très saine, qu'est-ce que je comble, qu'est-ce que je fuis, qu'est-ce que j'ai peur de découvrir ? Je suis fatiguée de cette conquête sans fin. D'autant qu'en ce moment, mes petits problèmes de tournage et mes angoisses de réalisatrice me paraissent bien dérisoires. Mais la frénésie, qui est proche de la folie d'ailleurs, est humaine. L'homme ne sait pas s'arrêter, il a toujours besoin de plus ou de plus grand. C'est son dysfonctionnement qui le mène à sa propre perte.
Mon grand-père de 93 ans, d'ailleurs, a contracté le coronavirus et y a survécu, chapeau !
Comment votre fibre verte vient-elle nourrir les histoires que vous racontez à l'écran ?
Personne ne va nous croire, mais en octobre dernier, avec mon mari, on s'est lancés dans l'écriture d'une série qui parle… d'un virus venu de Chine. La réalité nous a piqué notre sujet ! J'imaginais alors un récit un peu sombre qu'on tirerait vers la lumière. Une série utopique plutôt que dystopique. Mais je me demande si, au cinéma, je ne suis pas un peu paralysée par l'écologie car aucune de mes fictions, depuis Demain, ne l'a encore abordée de front. Peut-être parce que j'ai peur de ne pas être à la hauteur des enjeux. La nature m'impressionne tant que je voudrais être sûre d'être son fidèle témoin.
Quand vous discutez des thèmes qui vous sont chers avec vos grands-parents, y a-t-il un fossé des générations ?
J'ai la chance d'être née dans une famille où l'écologie compte. J'ai la chance aussi que mes grands-parents aient encore toute leur tête – mon grand-père de 93 ans, d'ailleurs, a contracté le coronavirus et y a survécu, chapeau ! Alors ensemble, on parle énormément. Il y a trois ans, ils m'ont rejointe sur un tournage en Argentine, une époque où je lisais Pablo Servigne, ce scientifique qui a théorisé l'effondrement. Le soir à 23h30, après ma journée de boulot, je leur déballais des chiffres, je m'excitais sur les catastrophes à venir, on échangeait sur nos peurs… C'est quand même génial d'avoir des grands-parents prêts à discuter planète avec toi jusqu'à 2 heures du mat !
La famille, en ces temps troublés, c'est une valeur refuge pour vous ?
Ça l'a toujours été. J'ai été élevée dans la douceur et la bienveillance par des humanistes et je ne me suis jamais coupée d'eux. Je me suis souvent demandé, d'ailleurs : "Qu'est-ce que je peux bien raconter de profond, en tant qu'artiste, en ayant eu une enfance aussi heureuse ? Est-ce qu'on peut faire de l'art en ayant, comme moi, si peu souffert ?" Vaste débat ! Mais cette éducation ne m'a pas immunisée contre la méchanceté et l'agressivité ambiante : quand j'y suis confrontée, ça me cloue au lit. Mais j'y survis ! Je viens d'une famille résiliente, c'est une force surtout en des temps pareils, où notre société dans son ensemble va devoir faire preuve de beaucoup plus de résilience, à tous points de vue.
Si aujourd'hui, on vous dit "demain", pour reprendre le titre de votre documentaire écolo de 2015, voire "après-demain", quelles images vous viennent ?
Je pense à des sons, plutôt. À tout ce bruit qui va revenir. Il y a un homme que j'aime profondément qui s'appelle Michel André, un bio-acousticien qui pose des micros partout dans le monde pour écouter la nature. Et il démontre que le silence, même au beau milieu de l'Amazonie ou de l'Arctique, n'existe plus. Le bruit humain contamine tout, dérègle la faune comme la flore. Alors, ce temps long de calme que l'on vient de vivre, j'en suis déjà nostalgique. Je n'ai pas envie que la Terre vibre à nouveau de toutes nos absurdités ! J'espère que nous allons tendre l'oreille et être à l'écoute de la détresse de la nature, elle qui nous écoute et nous supporte depuis si longtemps. Ce serait fair-play, non ?
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Cette interview a initialement été publiée dans le numéro 814 de Marie Claire, actuellement en kiosques.